CHAPITRE XXIX

Paul de Damas avait dessiné pour ses moines-soldats et pour lui un uniforme rappelant celui des samouraïs japonais de jadis. L’affirmation guerrière y figurait plus que celle de la foi, à l’exception d’une plaque pectorale représentant une croix flamboyante en forme d’épée. C’était un prédécesseur de Pie XIII qui avait accordé à cette congrégation le droit à cet uniforme et à cet insigne. L’uniforme était en cuir noir aux gros ourlets en bourrelets rouges. Un casque de même matière, prenant en sandwich une plaque d’acier, était visiblement destiné à semer l’effroi dans les rangs des ennemis. Il cherchait à reproduire, en enrobant le visage, l’apparence d’une tête de mort, approfondissant les orbites, faisant saillir les arcades sourcilières, effaçant les lèvres derrière une herse protectrice.

Lorsqu’il pénétra dans la grande salle où siégeait la Curie, un silence s’établit, qu’il savoura sans arrière-pensée ni états d’âme. Il était de grande taille, avec des épaules de lutteur. Cependant la vue du trône d’apparat où était assis le Saint-Père le troubla. Pourquoi diable avoir sorti cette relique des soutes d’un dirigeable ? Avec un sourire caché par cette herse devant sa bouche il s’inclina pour baiser l’anneau pontifical, mais se redressa aussitôt avec une arrogance orgueilleuse. Il recula de trois pas, s’attendant à une offre de siège qui tarda à venir.

— Très Saint-Père, la mort de notre chère sœur en religion, Laure du Seigneur, me fait grand-peine et j’ai prié pour le repos de son âme.

Sur un signe du pape, Étienne de la Couronne d’Épines approcha, quelques feuillets à la main.

— Notre si dévouée Lorette est morte d’un infarctus du myocarde, dit-il, après que le pape eut incliné la tête. Sœur Laure ne souffrait que de très légers troubles cardiaques et aurait pu vivre encore longtemps, si une dose massive d’adrénaline de synthèse ne l’avait foudroyée en agissant comme vasoconstricteur de son système nerveux et sanguin.

Le supérieur général se raidit imperceptiblement, mais au fond de ses orbites artificiellement creusées, son regard flamboyait et les membres de la Curie paraissaient saisis par la puissance menaçante qui émanait de ce guerrier, descendant direct des Chevaliers teutoniques.

— Nous savons que l’adrénaline de synthèse se trouvait mêlée en généreuse quantité dans de la confiture d’oranges. Mais je dois expliquer comment notre attribution de vivres est effectuée par le frère cellérier Anselme. Il fait livrer les denrées quotidiennes par des frères convers, et ceux-ci font signer à sœur Lorette la liste des fournitures. Seulement, une fois seule, sœur Lorette avait pour habitude d’établir une seconde liste personnelle. Sur la sienne figurait un pot de confiture d’oranges qui n’apparaissait pas sur la liste de frère Anselme. D’ailleurs, le cellérier m’assura qu’il n’avait pas en stock de la confiture d’oranges, seulement de la marmelade congelée. Mais qu’au besoin on pouvait faire, avec, de la confiture, sachant que le très Saint-Père en était friand. Peu de personnes, à l’exception de sœur Lorette, connaissaient…

Paul de Damas commençait de s’énerver et sans y être autorisé coupa net les explications d’Étienne de la Couronne d’Épines.

— Suis-je convoqué pour entendre ces détails domestiques sur la cuisine ?

— … ce penchant de gourmandise. J’ai alors repris mon enquête, pour savoir comment ce pot de confiture d’oranges avait pu arriver jusque dans notre cuisine, mais très vite j’ai compris qu’il avait été glissé dans un des paniers à provisions à l’insu des frères convers chargés de les livrer. J’ai donc arrêté cette recherche stérile et me suis rendu à l’hôpital de la congrégation, où j’ai rencontré sœur Régina qui dirige l’apothicairerie. Ici, on appelle ainsi la pharmacie. Mais sœur Régina se montra fort discrète sur la pharmacopée de son officine. Je la priai donc de comparaître devant Sa Sainteté, au risque d’une interdiction majeure si elle tardait.

Il se retourna et appela :

— Sœur Régina.

La religieuse apparut. Une très forte femme à la robe noire frappée de la plaque à la croix flamboyante en forme d’épée, signifiant qu’elle appartenait à la congrégation des moines-soldats. Évitant de regarder le supérieur général, elle s’agenouilla devant Pie XIII, joignant les mains.

— Sœur Régina, dit le cardinal Étienne avec une douceur trompeuse, pouvez-vous répéter ce que vous nous avez déjà expliqué au sujet de cette hormone de synthèse, fabriquée en grande quantité dans les laboratoires secrets du monastère ?

L’infirmière en chef le fit d’une voix geignarde, inattendue chez cette forte femme. Elle raconta qu’effectivement son apothicairerie disposait de grosses quantités de différents médicaments dont de l’adrénaline de synthèse.

— À quoi sert-elle ?

— À galvaniser l’énergie de nos frères soldats.

— Mais dans quelles circonstances ?

— En principe au combat, mais en l’absence de guerre nous leur en faisons prendre pour les manœuvres. Il s’agit de gélules contenant aussi un produit retardant. L’absorption faite, l’adrénaline agit au bout d’une demi-heure.

— Quel en est l’effet ?

— Une ardeur irrésistible, le désir irraisonné de se battre. Cela durant les quelques minutes nécessaires pour effectuer une attaque surprise et la réussir. Ensuite l’effet s’atténue, disparaît.

— Qui prépare les gélules ?

— L’apothicaire avec ses aides. Moi et les sœurs converses.

— Pour quelle raison ?

— À cause de l’effet retard. On le gradue selon les circonstances entre cinq minutes et une demi-heure.

— Avez-vous dernièrement effectué un dosage ?

— Non, monseigneur.

— Avez-vous donné de l’adrénaline pure ?

— Oui, monseigneur.

— À quelle personne ?

— À Mgr Paul de Damas qui désirait aller seul chasser l’ours. Ces animaux abondent dans cette région depuis le réchauffement et Mgr Paul de Damas aime les affronter à l’épieu.

Alors le supérieur général se retourna vers la porte, et cria simplement : « À moi ! » Une douzaine de moines-soldats en uniforme de combat pénétrèrent dans la salle. Tous les membres de la Curie, princes de l’Église, épouvantés, se levèrent d’un coup. Seul le pape resta assis. Mgr de Jérusalem s’approcha du Saint-Père pour montrer la même fermeté devant cette invasion sacrilège.

— Vous m’accusez de tentative d’empoisonnement sur votre personne, cria Paul de Damas. Mais qui êtes-vous pour le faire ? Un vieillard qui ne détient plus le moindre pouvoir, qui ne pense qu’à trouver un refuge confortable pour ses derniers jours, sans se soucier de la foi qui vacille. Votre séjour temporel se termine et le moment d’un Souverain Pontife combatif est arrivé.

Du fond de son fauteuil Pie XIII, bien que très pâle, regardait le supérieur général fixement et soudain sa voix jaillit sans le moindre tremblement, une voix qui, affirmèrent plus tard les gens de son entourage, paraissait venir d’ailleurs, du ciel. Oui, c’était Dieu qui tonnait par la bouche de Pie XIII, finit-on évidemment par répéter.

— Regarde ceci, profanateur, sacrilège, papicide. C’est la bulle d’anathème, la bulle de ton excommunication. Tu n’appartiens plus à l’Église. Tu seras dépouillé de cet uniforme impie, et tu t’en iras errer dans les solitudes sauvages, n’inspirant que dégoût et horreur.

En même temps il brandissait un parchemin sur lequel était apposé l’anneau du pêcheur, ce sceau pontifical représentant saint Pierre levant ses filets de pêche.

— Mes frères, emparez-vous de ce vieillard gâteux et de tout son entourage de poltrons.

Il attendait, imbu de son autorité, que ses hommes le contournent pour saisir rudement ces imbéciles effrayés, mais soudain il tourna lentement le regard à droite puis à gauche. Les moines-soldats restaient immobiles, et au lieu de tendre agressivement leur menton protégé de cuir comme l’exigeait la discipline, ils inclinaient la tête, désolés de désobéir mais redoutant l’excommunication pour eux-mêmes.

— Avez-vous entendu ce que j’ordonne ? rugit alors Paul de Damas. Emparez-vous de ces gueux.

Mais les moines-soldats ne bougeaient toujours pas. Alors la voix de Pie XIII, cette voix qui semblait venir de plus loin, leur lança :

— Arrêtez ce renégat, cet aventurier relaps. Vous le conduirez dans une geôle en attendant qu’il soit jugé pour ses crimes.

Paul de Damas sortit son arme jusque-là cachée dans son dos, un pistolet à micro-missiles. Il allait en viser le pape lorsque plusieurs de ses hommes interrompirent son geste en tirant eux aussi. Foudroyé, le supérieur général s’abattit d’un coup et tous eurent l’impression qu’une immense armure métallique s’écroulait. Sa cuirasse était doublée de plaques de métal. Ses hommes ne l’ignoraient pas et avaient visé le dos. Le dos parce que, dans son ostentation de va-t-en-guerre obsédé, Paul de Damas avait souvent déclaré qu’il voulait bien être protégé des balles sur le devant du corps, mais que s’il fuyait comme un lâche il serait rapidement abattu faute de protection dorsale.

 

L'avenir des Dupes
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